Exhumer le passé colonial belge : jusqu’où sommes-nous prêts à creuser ?

Après avoir amorcé l’examen de son passé colonial dans la région des Grands Lacs, la Belgique pourrait devenir l’une des figures de proue européennes du travail de mémoire. Toutefois, la pacification des mémoires restera un vœu pieux sans une véritable réappropriation du débat par les citoyen·ne·s.

La Commission spéciale chargée d’examiner le passé colonial de la Belgique a fait les premiers pas vers une réconciliation des mémoires, mais le plus important reste à faire.

Du Canada au Royaume-Uni, en passant par l’Espagne, le Portugal, les Pays-Bas, la France, l’Allemagne jusqu’au Danemark, le débat sur le passé colonial et la possible réparation des peuples autochtones sont à l’ordre du jour. La Belgique a été, elle aussi, entraînée par le souffle du vent du changement. Elle avance d’un pas lent, mais ferme.

Pour rappel, le 17 juillet 2020 la Chambre des représentants a posé un acte fort en créant la Commission spéciale chargée d’examiner le passé colonial de la Belgique en RD Congo, au Rwanda et au Burundi. Cette initiative, saluée par la société civile, s’est inscrite dans le sillage des manifestations antiracistes et des mouvements décoloniaux qui ont marqué l’été 2020 par la controverse opposant partisans et adversaires du déboulonnement des statues à l’effigie du roi Léopold II et du 60e anniversaire de l’indépendance de la République Démocratique du Congo. Tout cela sans oublier, bien sûr, l’expression des « plus profonds regrets » du roi Philippe pour les « souffrances » causées aux Congolais et Congolaises durant la période léopoldienne et puis, au Congo belge.

Certes, ce n’est pas la première fois qu’une commission spéciale est mise en place pour enquêter sur le rôle joué par la Belgique dans la région des Grands Lacs,[1] mais la Commission mémoire coloniale est inédite par son ambition et la complexité de sa tâche. 

Complexe, car elle vise à éclaircir une longue période qui débute en 1885 avec la création de l’Etat indépendant du Congo par le roi Léopold II, en passant par le Congo belge, puis par le rattachement en 1919 du territoire « Ruanda-Urundi » suite au traité de Versailles, jusqu’aux indépendances de 1960 et de 1962. Ambitieuse, car son but ultime est de créer un espace propice au dialogue entre les groupes porteurs des mémoires coloniales et la société belge tout entière, dans le dessein de construire un avenir inclusif, apaisé, reposant sur un passé certes douloureux, mais commun.

Cet été, la Commission a donc soufflé sa première bougie et la durée de son mandat, irréaliste au départ, a été prolongée. Fin octobre 2021, les dix expert·e·s qui composent le comité multidisciplinaire mandaté par le Parlement pour enquêter sur le passé colonial ont rendu officiellement le fruit de leurs analyses et de leur travail historiographique. 

Pas moins de 689 pages, accessibles sur le site de la Chambre, recueillent les contributions individuelles et collectives des expert·e·s, qui se sont adonné·e·s à étudier les archives de l’une des périodes les plus déterminantes de l’histoire du Royaume. Citons ici quelques-unes des thématiques abordées : les violences systémiques et brutalités causées durant l’entreprise coloniale, l’accaparement des terres et des biens, les « brutalisations identitaires », les catégorisations et préjugés, le racisme, l’apport des colonies à l’effort de guerre de la Belgique (1914-1918), le travail forcé, l’exploitation…la liste est longue !

Les expert·e·s ont également émis de nombreuses recommandations[2], dont la restitution d’objets pillés ; « le paiement d’une dette coloniale pécuniaire face à la responsabilité morale de la Belgique » ; l’établissement « d’une journée nationale commémorative pour les victimes de la colonisation » ou d’un mois national de l’histoire coloniale ; « mettre fin à l’amnésie collective » grâce à un système d’enseignement dépouillé des concepts inspirés de l’ancienne propagande coloniale et mettre en place des mesures contre le racisme.

Le rapport a été globalement bien accueilli par les parlementaires et par la presse francophone, qui ont salué sa qualité et sa rigueur sans nier la part de subjectivité qui peut parfois transparaître en fonction des positionnements et domaines d’expertise des membres du comité. Néanmoins, certaines zones d’ombre ont été soulevées, telles que l’omniprésence de la RD Congo par rapport au Burundi et au Rwanda, ainsi qu’une analyse insuffisante du rôle de l’Eglise. En outre, le rapport est résolument à charge contre l’ancienne administration coloniale. Ce qui n’a pas manqué de susciter des réactions de celles et ceux qui regrettent l’omission de certains effets de la colonisation qu’ils considèrent positifs. La construction d’infrastructures et la scolarisation reviennent en tête de liste.

Bien que ces critiques devraient être prises en compte à l’avenir dans une analyse inclusive d’autres vécus et perceptions du fait colonial, il convient de rappeler que les expert·e·s avaient un mandat fondé sur la recherche des responsabilités ; autrement dit, sur un examen rigoureux des faits et conséquences du passé colonial de la Belgique et sur les suites « qu’il convient d’y réserver ».

Les travaux du comité d’expert·e·s est d’une importance indéniable, mais il n’est pas une fin en soi. Celui-ci est plutôt un premier pas dans un parcours inéluctable dont on ne peut pas deviner la fin. C’est là où résident les défis, les tâtonnements, les doutes, mais aussi le grand intérêt de cette démarche de travail des mémoires. Car enfin, c’est seulement en avançant que nos yeux pourront dissiper le brouillard.

A l’heure actuelle, les membres de la Commission parlementaire viennent d’entamer une série d’auditions de représentant·e·s de la diaspora, non pas pour débattre ni les interroger, mais pour les entendre dans toute la diversité de leurs vécus.

Entre « mémoires vives » et indifférence

Soixante ans peuvent représenter peu de chose pour celles et ceux qui ont vécu dans leur chair la période coloniale et les indépendances du Congo, du Rwanda et du Burundi. Là où certain·e·s voient l’humiliation et la domination, d’autres voient un « paradis perdu ».[3] Ce sentiment a d’ailleurs été fortement nourri par la propagande coloniale selon laquelle la Belgique d’antan menait de bon cœur une mission civilisatrice et combattait l’obscurantisme des peuples autochtones pour les mettre sur la voie de l’émancipation.[4]

Quand les années passent, alors que certains faits se brouillent dans la mémoire, les émotions demeurent comme une empreinte indélébile. C’est des émotions que les souvenirs tirent leur puissance, au point qu’ils peuvent se transmettre de génération en génération tout en gardant leur essence, même parmi celles et ceux qui ne les ont jamais vécus. 

En Belgique, on a longtemps assisté à un phénomène de désinvestissement affectif de l’histoire coloniale. Non seulement elle semblait être reléguée à un nombre restreint de groupes d’intérêt dont les anciens coloniaux, la diaspora africaine, les chercheurs et les diplomates. Mais aussi, la puissance coloniale belge était fondée sur l’exploitation, de sorte que la population considérait cette entreprise avec une relative distance.[5] A l’exception, des cadres et employé·e·s de l’administration, entre autres, qui s’installaient pendant une durée déterminée par l’exercice de leurs fonctions. Cet intérêt était, dès lors, bien différent de celui suscité par les colonies de peuplement.

Aujourd’hui, pour une vaste frange de la population, jeune ou pas, par ailleurs, soixante années qui s’écoulent équivalent aux temps révolus comme un livre d’histoire fait de pages blanches.

Dans ce contexte, tantôt de silence, tantôt de questionnements, faire le lien entre la colonisation et le racisme contemporain est pour certain·e·s un exercice malaisé. Or, il ressort d’une étude financée par la Fondation Roi Baudouin en 2017[6] sur base d’un échantillon de 800 citoyens belges d’origine congolaise, burundaise et rwandaise, qu’une grande majorité d’Afro-descendant·e·s sont favorables à la prise de mesures mémorielles liées aux injustices coloniales. Parmi eux, 74% estiment que l’histoire coloniale est sous-représentée dans le débat public et 91% des interviewé·e·s pensent que celle-ci devrait être enseignée davantage dans les écoles.

Ces constats ont été confirmés par le rapport publié en août 2019 par le Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, après une visite sur le terrain.[7] Celui-ci conclut que « les causes profondes des violations contemporaines des droits de l’homme résident dans le manque de reconnaissance de l’ampleur réelle de la violence et de l’injustice de la colonisation. » Dans la foulée, l’ONU a appelé la Belgique à « confronter et reconnaître » le rôle joué par le roi Léopold II et l’impact à long-terme de la colonisation à la fois sur le territoire belge et sur la région des Grands Lacs.

L’impératif de décloisonner le débat sur le passé colonial

Comme le prouve la création de la Commission spéciale à la Chambre, la prise de conscience et la volonté de développer un véritable travail des mémoires se fait de plus en plus manifeste, mais elle ne doit pas rester une affaire uniquement politique. Cette volonté doit passer par les écoles.

La ministre de l’Education de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Caroline Désir, s’est par ailleurs engagée dans la décolonisation des nouveaux référentiels d’histoire. Leur implémentation est prévue en 2026 pour les 1ères secondaires, 2027 pour les secondes et 2028 pour les troisièmes secondaires. [8] De son côté, le secteur associatif belge fait figure de modèle d’auto-critique en ajoutant la décolonisation de leurs institutions dans le programme quinquennal 2022 – 2026.

On a également pu constater un franc regain d’intérêt sur la question coloniale de la part de la population depuis l’été dernier. Toutefois, un défi colossal s’impose toujours : faire en sorte que les diverses mémoires du passé colonial belge quittent leurs niches, qu’elles s’affranchissent, qu’elles prennent la parole dans les tribunes de l’Etat et s’installent durablement sur les bancs des écoles. Des « mémoires vives » qui pénètrent dans les foyers sans frapper à la porte, qui s’incrustent dans les journaux, qui imprègnent l’art et la culture. Des mémoires qui n’ont pas peur de prendre le chemin inverse, qui s’égarent parfois, qui dialoguent souvent, s’embrouillent, se débattent, reprennent leur souffle mais ne s’endorment jamais.  Ce n’est pas une question rhétorique ni politique. C’est l’antidote contre le déni, la banalisation, contre la survalorisation de « l’œuvre coloniale » ou l’indifférence. C’est la recette pour que la mémoire nous revienne.

Pour y parvenir (permettons-nous de rêver), la transparence de tous les travaux menés par la Commission doit être de mise. Comme dit plus haut, toutes les voix des porteurs de mémoire doivent être entendues, qu’elles soient alignées ou pas avec la perspective de la majorité. Une soif de dialogue est aujourd’hui palpable, il ne faut pas rater cet élan par la crainte des conflits.

Chaque entité fédérée de la Belgique doit s’engager corps et âme dans la transmission du passé colonial aux générations futures au travers de l’enseignement. Il est, de ce fait, indispensable de constituer dans les programmes scolaires des espaces propices à l’appropriation de cette matière par les enseignant·e·s. D’après l’historien français Pascal Blanchard, « le souci est que les Etats laissent les enseignants se débrouiller avec la mémoire coloniale sans avoir eux-mêmes réglé la manière de traiter la question ».[9]0r, c’est en donnant aux jeunes les outils pour voir, juger et agir qu’on pourra avoir un projet de société tourné vers l’avenir.

De plus, le gouvernement devrait tenir compte des recommandations des organisations de la société civile qui clament aussi leur place dans le débat en tant qu’acteurs de changement. Enfin, la Commission doit continuer à donner aux diasporas congolaise, rwandaise et burundaise une place de choix afin que celles-ci puissent participer activement au processus de réconciliation des mémoires et à la lutte contre le racisme.

En somme, toutes les franges de la société doivent saisir ce moment pour travailler en équipe et pour prouver que l’union fait véritablement la force.

Dans 20 ans, quelles graines auront poussé dans la terre que nous sommes en train de fouiller ? Une certitude s’impose : les générations futures jaugeront nos efforts par la valeur de leur héritage et espérons-le, continueront à enrichir la terre de leurs aîné·e·s.

Alejandra Mejia Cardona.


[1] DEBEVE, Clara, « De la nécessité de penser le passé colonial belge en Afrique centrale », Commission Justice et Paix, 18 décembre 2020. Lien : https://bit.ly/3tfVK1V.

[2] Voir la page 685 du rapport des expert·e·s

[3] GILLET, Florence, « Congo rêvé ? Congo détruit…Les anciens coloniaux belges aux prises avec une société en repentir. Enquête sur la face émergée d’une mémoire », in Les cahiers d’Histoire du Temps Présent, n°19, 2008, p. 79-133.

[4] KLEIN, Olivier et LICATA, Laurent, « Regards croisés sur un passé commun : anciens colonisés et anciens coloniaux face à l’action belge au Congo », in SANCHEZ-MAZAS, M. et LICATA, Laurent. « L’Autre : Regards psychosociaux », Presses Universitaires de Grenoble, 2005.

[5] BAZAN, Ariane, KLEIN, Olivier, LUMINET, Olivier, ROSOUX, Valérie et VAN YPERSELE, Laurence, « Belgique – België. Croisement de langues, d’histoires et de mémoires », in Mémoires en jeu,  p. 120 – 130, N°3.2017.

[6] ADAM, Ilke, DEMART, Sarah, GODIN, Marie, SCHOUMAKER, Bruno, « Des citoyens aux racines africaines : un portrait des Belgo-Congolais, Belgo-Rwandais et Belgo-Burundais », Rapport, Fondation Roi Baudouin, 2017.

[7] « Déclaration aux médias du Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies », Rapport sur la Belgique, 2019.

[8] BURGRAFF, Eric, « (Dé)colonisation : les référentiels d’histoire sont déjà réécrits, mais pas encore enseignés », Le Soir, 10 juin 2020. Lien : https://bit.ly/3g7ckgs.

[9] « Colonialisme : de « l’œuvre civilisatrice » à l’heure des comptes », Le Vif/L’Express (Hors-série), juin 2021, p.118.

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